HÉLÈNE PINET, Repaires de rêves, conservatrice du Musée Rodin, Paris

M.G.A. ont isolé des détails dans la pierre et le plâtre, leurs regards se sont concentrés sur une partie de visage, une main, un torse ou encore une tête souriante posée sur un tronc. Ce jeu de découpe fragmentaire est présenté en très grand format, les images agrandies sont comme projetées sur les murs de la salle d’exposition. 

Au lieu de réduire comme elle le fait habituellement, la photographie dilate les éléments. L’œil du spectateur doit alors effectuer sur ces macrophotographies un travail de décryptage de la matière pour retrouver les formes humaines qui, dans ces cas, peuvent être lues comme des lignes abstraites. Ici, la photographie intensifie et achève la dissolution des reliefs comme l’action du temps sur la pierre. Certaines photographies de moulages comme les fragments des réserves disparaissent pour réapparaître sous forme de vestiges archéologiques. Avant d’arriver à cette transformation, qui n’est pas une tentative de changement d’identité comme le souhaitent certains photographes, nous effectuons toute une série de manipulations : découpage, assemblage, camouflage de la matière. 

Alors seulement, ils montrent sous forme d’empreintes : des têtes, homme ou femme, aux traits mal définis, qui semblent émerger de la terre. Certaines de ces oeuvres se déploient en deux ou trois photographies ; ces diptyques ou triptyques sont conçus comme étant indissociables et les images qui les composent n’ont de signification que vues ensembles.

 

GEORGES DIDI-HUBERMAN philosophe

Aujourd'hui que les enjeux de la photographie transitent volontiers de la sphère publique vers le rituel privé, il arrive que des couples d'artistes amoureux se lovent dans un plâtre frais (GMA). Ils s'extraient méticuleusement de leurs propres empreintes, tandis que cela prend. Ils réalisent des positifs dans une matière qui n'est pas tout-à-fait la cire (mais je ne dirai pas laquelle). Alors ils redisposent le relief contre le creux, transforment, puis déforment, réenlaçent le membre faux contre l'empreinte véritable, peignent ici de noir et là de blanc, prennent en photo tout ce dont leurs corps ont joué la préhension, puis ils brisent les moules, reprennent des photos et se donnent la joie étrange de recommencer le tout, pour se donner d'autres images encore. 

Ce qui se regarde à la surface de l'épreuve serait comme la mappemonde parcellaire de ce complexe don des corps. Rien pourtant de confus, simplement cela confond notre propre capacité à discerner : le positif se love lui-même dans le négatif, la lumière dans la peinture projetée, le grain photographique dans la poussière de plâtre, le brisé dans le moulé, le blanc qui s'avance dans la masse qui s'éloigne, l'affaissement dans le volume, le visage dans le sol qui l'étouffe, le corps dans son fond qui l'enlise, le masculin dans le féminin. On ne saura jamais ici, à strictement parler, ce qui a été (ou qui a été) pris. On voit seulement que ce qui a été pris et en un sens fossilisé à travers toute une séquence de matières, ne le fut que pour un serment, un rite, une odalie, un don. Pour nous : mystère. Tout cela simplement embrassé dans cette matière définitive que l'on nomme l'image. 

 

GEORGES DIDI-HUBERMAN

La prise de vue, la prise d'empreinte

Le fait que l'image photographique aime à porter sur des visages, des corps humains, ne change rien à cette boucle subtile, ontologique, du pris et du donné. Au contraire. Jamais les corps ne sont "pris" au sens simple d'une "prise de vue", ne serait-ce que par ce qu'il faut déjà à cette prise de vue tout un travail, lent ou immédiat, un travail complexe d'échanges, de transformations et de fantasmes qui mettent en scène cela qui est vu, cela qui "prend" ou croit prendre la vue, comment cela "prend", ce que cela "donne" et ce que prendront peut-être les mille regards à qui l'image, plus ou moins insciemment, se destine. 

Cette complexité est d'ailleurs aussi vieille que les arts figuratifs eux-mêmes. Pourquoi les artistes de la Renaissance se sont-ils intéressés à la ressemblance du monde ? Pour la "prendre" ? Non. Plutôt pour donner quelque chose de plus à la ressemblance elle-même - bref pour transformer, verser les formes dans le jeu de certains dons et contre-dons. Il suffira de rappeler que l'une des oeuvres les plus photographiques, comme on dit, de la Renaissance italienne, oeuvre aujourd'hui disparue, ne fut rien d'autre qu'un ex-voto. Lorsqu'en 1478 Laurent de Médicis eût échappé, de justesse, à la conjuration des Pazzi, il mit à part son manteau taché de sang et alla, encore blessé peut-être, s'étendre dans l'officine d'un de ces artisans que l'on nommait à Florence les Fallimagini, les faiseurs d'images. L'artisan moula son visage et ses mains, réalisa trois exemplaires de positifs en cire, repeins à l'huile "pour une ressemblance parfaite" et montés sur des mannequins de grandeur naturelle, qui furent habillés des vêtements mêmes du Magnifique - et notamment le manteau taché, puis déposé comme don votif dans deux églises, le troisième étant placé à la fenêtre du palais Médicis, de telle façon que le prince "était là", pris et donné, prenant et donnant, partout dans Florence à la fois pour remercier la Vierge et se faire valoir de ses sujets.

 

RÉGIS DURAND, Art Press

M.G.A. explorent une veine photographique, non plus comme expression héroïque, mais comme vestige ou empreinte. Ils font cela en moulant leurs corps dans du plâtre ou du latex et en photographiant ces empreintes, parfois positives, parfois négatives dans des tirages au noir profond, parfaitement maîtrisés. Leur geste a la beauté de celui de l’archéologue, de l’inventeur d’un site prodigieux. Ces corps-momies figurent une sorte de vie dans la mort, un état paradoxal ou une transgression, où la vie et la mort s’échangent sans cesse.

 

HÉLÈNE KELMACHTER

annonces de la Seine N°84, « Une sensualité épidermique »

Depuis maintenant une dizaine d'années, Myriam et Gilles Arnould travaillent ensemble, photographient des moulages en plâtre de leurs propres corps. Ne sont ensuite retenus que des détails, des fragments qui attaquent l'intégrité de l'être pour l'apparenter à un vestige archéologique. Ces clichés jouent sur l'équilibre fragile, l'espace ténu entre l'abstraction et la reconnaissance immédiate de l'objet. Les lignes se font dessin avant d'être le contour d'une forme familière et identifiable. Jouant sur l'ambiguïté du féminin et du masculin, les corps eux-mêmes perdent leur identité pour mieux se confondre. Travail sur le temps, les photographies de Myriam et Gilles ARNOULD privilégient les notions de traces et d'empreintes. Par le traitement de la matière, ils anticipent et relaient l'action du temps sur les sculptures. Ce goût pour le fragment et la sensualité épidermique de la surface aux contrastes modulés par la lumière, se retrouve, avec une étonnante continuité, à travers les prises de vues réalisées dans les réserves.

 

Jean-Claude LEMAGNY, conservateur de la Bibliothèque Nationale

Dans l'univers infini des formes, notre corps tient une place à part. Sous le regard impartial de l'art, toute forme, ramenée à elle-même, en vaut une autre. La liberté créative ne peut avancer qu'en un terrain déblayé de considérations étrangères. Dans le royaume du visuel, elle part d'une indifférence première et le bon artiste se doit de tout reprendre au point de départ. Seul notre corps résiste à cette mise à plat des apparences. Et, de cette particularité, l'art a souvent repris son essor, son histoire maintient toujours un rapport différent avec les formes humaines. L'esprit trouve sa joie à s'enfouir et s'oublier dans la splendeur des choses, sa propre substance corporelle le tient à distance dans l'inquiétude d'un impossible et pourtant évident court-circuit.

Que les philosophes continuent ici cette méditation toujours recommencée. Ici, à propos d'art et de photographie, le rapport insondable de l'âme et du corps se présente comme celui de la lumière et du volume. Et de même que "le spirituel est lui-même charnel" (Charles Péguy), lumière et volume n'existent sous notre regard que l'un par l'autre. S'il est un cas d'étrange familiarité, pour reprendre l'expression de Freud, c'est bien le rapport du corps à la pensée mais aussi entre l'impalpable lumière et la matière épaisse et lourde. En se cognant à cette opacité, la transparence se mue en vibration. Si le volume est celui du corps, cette vibration, vie de la lumière, est comme donnée deux fois, car le corps vivant respire et rayonne. Une des éminentes découvertes de la Renaissance est d'avoir compris que les formes du nu ne sont pas des formes ordinaires, qu'elle s'étendent comme au-delà de leur propre plénitude. Ce thème privilégié tire sa force de plus profond encore que l'éros ou le stade. La douceur enveloppante de Léonard rejoint ici la musculature héroïque de Michel Ange. Un malaise si antique de l'homme devant sa propre peau et sa pauvre gidouille (pour parler cette fois comme Jarry) se dépasse et se résout dans la beauté de l'art.

L'art classique va jusqu'au seuil de la photographie, non seulement par l'espace de la perspective mais aussi par la sensualité de l'ombre qui modèle et module à la fois la forme et l'étendue. Pour des raisons parfois peu avouables, le nu eut très vite droit de cité dans la photographie. Edouard Weston puis Bill Brandt firent beaucoup pour grandir la plastique de ces coquillages d’étagère. L'exploration de plus en plus profonde de sa propre nature la mène aujourd'hui, comme les grands arts du passé, à assumer ensemble et la forme et l'humain.

 

MICHÈLE DEBAT, La photographie en dommage, docteur en histoire de l'art

Comme pour stabiliser une empreinte qui pourrait disparaître au moindre toucher, les photographies de Myriam et Gilles ARNOULD, arborent un format carré qui, au gré des séries, se démultiplient en diptyques ou polyptyques. Figeant sur la pellicule, la trace de leurs propres corps, moulés dans du latex ou du plâtre, ces jeunes photographes retrouvent d’une certaine manière, l’activité tutélaire des anciens égyptiens.

Pourtant, jamais n’est donnée à voir, l’image d’un corps intact, lisse et embaumé : seulement une stèle, dont l’inscription révèle la dépouille matérielle d’un être de chair. Alors comme émergeant d’un chaos originel, l’image du corps immobile conquiert peu à peu, des mouvances singulières:

- celle qui inverse illusoirement le creux d’une empreinte en faux relief solarisé, 

- celle qui entraîne dans la profondeur des noirs l’épiderme plissé du moule outragé.

Intervenant parfois, graphiquement ou plastiquement, sur la peau morte et ombreuse de leur propre bas-relief, ou glissant subrepticement, l’image de leurs corps derrière celle de leurs doubles résiduels, Myriam et Gilles ARNOULD, confondent la saisie d’une trace avec celle d’une matière. Ils magnifient ainsi, l’idée prégnante de cet impossible retour en arrière, que banalise l’acte photographique et qu’épuise l’image photographique.

Quand la photographie refuse l'outrage que lui fait subir l'imagerie à la mode, quand elle éprouve sa propre résistance aux éléments qui la génèrent et l'instruisent, c'est que, comme tout grand art, elle fait appel à la matière, et qu'inévitablement elle est mise en dommage ou... (se) met en dommage. 

Myriam et Gilles ARNOULD photographient la dépouille de leur être de chair, moulé dans du latex, du plâtre ou de la glaise. Ils redoublent ainsi "la destruction ontologique qu'est toute pratique photographique" photographie, le "sujet de sa propre existence". Mise en procès par le réel même, la visée photographique fonctionne comme une certaine "hantise du regard" et l'acte photographique concourt à geler ce feuilleté lumineux qui dérangera tellement notre savoir. L'image ne sera plus que cette peau morte et ombreuse, gonflée de réel, parce que toujours "matière en disparition". 

En dommage, la photographie, ne cesse de nous rappeler qu'elle est cause du réel et non question de modèle".

 

FRANÇOISE RAYNAUD  conservatrice du musée Carnavalet, Paris

Les auteurs : ce couple de photographes est maintenant bien connu pour un travail particulier sur le nu. M.G.A sont fascinés par ce que la photographie leur permet d’exprimer à propos du corps et de son enveloppe. Utilisant tout ou partie de leur propre corps, ils ont aussi bien opéré en s’enduisant de glaise, qu’en se moulant dans le plâtre afin d’obtenir des empreintes, parfois, remoulées en latex, qu’ils photographient en fin de parcours. Les surfaces où s’impriment le grain de la peau et les rides, les volumes en relief ou en creux révélant la configuration des membres, la tension ou le relâchement des muscles, et les teintes à mi-chemin entre le vivant et le minéral, produisent des images pleines de références à l’histoire de la statuaire, depuis les bas-reliefs égyptiens jusqu’aux sculptures de Bourdelle, sans oublier les cadavres pétrifiés de Pompéi. 

L’œuvre de ces deux artistes de formation très différente (lui, la gravure aux Beaux-Arts; elle le paramédical) souligne à quel point le médium photographique permet d’enregistrer une démarche autant conceptuelle qu’esthétique. Ils veulent retracer “l’histoire et la personnalité du corps” en créant l’ambiguïté entre la chair et la matière, le positif et le négatif, le clair et le sombre, l’animé et l’inerte, c’est pour eux “une façon de préserver la mort…”

M.G.A. très intéressés par un lieu tel que le Dépôt d’Ivry, avaient déjà travaillé sur la sculpture à l’atelier de moulages du musée du Louvre et à l’École des Beaux-Arts en 1988, au musée Bourdelle l’année suivante. Ils ont obtenu en 1989 une bourse de la mairie de Paris grâce au Département des Arts Plastiques de la Direction des Affaires Culturelles.

Photographier les statues du Dépôt présentait pour ces artistes un double intérêt : d’une part ils disposaient d’une juxtaposition de formes et de postures autour desquelles ils pouvaient évoluer librement, d’autre part il leur était possible d’enregistrer les degrés les plus variés de vieillissement de matière, les plâtres ayant évolué diversement depuis l’époque de leur création. Ils ont consacré au Dépôt d’Ivry plusieurs journées durant les mois de juin et juillet 1989, et réalisé une soixantaine d’images dont le choix est exposé à l’Hôtel d’Albret.